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Présentation de l'experte :
J’ai le plaisir d’échanger aujourd’hui avec Mathilde Magontier. Après un diplôme d’ingénieur et une spécialisation dans les neurosciences, Mathilde s’est d’abord orientée dans la recherche en sciences cognitives avant d’arriver à Testapic en tant qu’UX researcher. Au cours des 4 dernières années sont rôle a évolué et elle a été promue UX Researcher manageur.
Aujourd’hui elle encadre une équipe de 10 personnes qu’elle suit dans leur quotidien d’UX. Autour de notre discussion nous aborderons l’évolution du métier UXR, son quotidien et elle nous partagera ses bonnes pratiques. Nous utiliserons à plusieurs reprises l’acronyme UXR pour parler d’UX researcher.
Tu pourrais nous décrire en quelques mots ton quotidien et la structuration de ton équipe ?
Mon rôle est d’améliorer et de faire grandir le service et l’équipe UXr de Testapic. Nous conduisons des tests utilisateurs distants pour répondre aux questions de recherche de nos clients. Par exemple, des entités telles que SFR, Crédit Agricole, ou encore L’Oréal, vont nous demander d’évaluer leurs futurs sites ou applications mobiles dans une optique d’amélioration de l’expérience de leurs utilisateurs. Cela revient à observer et à prendre les retours de testeurs sur des parcours de navigation, et ce via des entretiens modérés ou des questionnaires en ligne, par exemple. Les données récoltées sont analysées et synthétisées pour en tirer des enseignements et donner des recommandations à nos clients. Actuellement, il y a dans mon équipe 8 UX researchers (qui réalisent les études) et 2 Project managers (qui encadrent les études).
Vous me croiserez :
- dans un rendez-vous client, ou mon rôle est d’appuyer et faire briller le travail réalisé,
- devant des tétris cornéliens, à faire en sorte de répondre à un maximum de demandes,
- ou en one-to-one avec un membre de mon équipe à parler partage de connaissance et carrière.
Est-ce que tu pourrais nous partager ton sentiment face à l’évolution de la recherche ?
Oui au départ l’un des principaux enjeux des UX researchers a été de convaincre de leur utilité - c’est un schéma que l’on retrouve chez beaucoup d’acteurs qui se sont lancés dans la recherche. Pourquoi investir du temps et de l’argent dans la recherche ?
On rechigne à se lancer, et c’est souvent après la présentation des résultats d’une ou plusieurs études qu’on comprend la plus-value du métier. Le marché du digital a depuis gagné en maturité sur ce point, beaucoup d’entreprises investissent désormais sur la recherche.
Quel impact cela a eu sur le métier de l’UX research ?
C’est très positif, tu t’en doutes mais le pendant c’est qu’il y a un risque que les demandes débordent.
Comment fait-on dans ces cas-là ? Une première solution est de sensibiliser et de former les équipes concernées aux fondamentaux de l’UXr pour les aider à gagner en autonomie. On notera l’excellente stratégie de Amanda Gelb, qui pour gérer les demandes, a privilégié l’option de former ses collègues du produit à des courts entretiens modérés, pour avoir des réponses immédiates à leurs demandes. Elle s’est chargée de recruter les participants, d’organiser les sessions et d’aider à la structuration des retours. Ce n’était pas de la recherche “poussée” mais ça a eu le mérite de donner à tous la mesure du temps à passer sur une question de recherche.
Une deuxième solution est de prioriser, voir ce qui est urgent, actionnable facilement et rapidement. Cela demande une bonne communication, de l’organisation et un suivi précis. Une des premières qualités d’un UX researcher, même si on n’y pense pas spontanément, c’est la gestion de projet : prioriser les tâches, gérer son temps et son planning, anticiper les demandes et respecter les deadlines des donneurs d’ordre.
La gestion de projet est essentielle pour un UX researcher seul - comment ça se passe quand l’équipe grossit ? Pour toi, en tant qu’UXR manager, quels ont été les outils que tu as mis en place pour gérer la charge de travail de plusieurs personnes ?
Je me suis personnellement beaucoup appuyée sur ma formation d’ingénieur - la clé est la structure des outils de gestion de projet utilisés :
- les process doivent être clairement énoncés, consultables et optimisables
- tous les projets doivent être consignés et suivis dans le temps
- tous les membres d’une même équipe doivent être en maîtrise de leurs plannings et de leur projet
Pour cela, il n’y a pas une manière de faire, et plein d’outils existent sur le marché. Pour ce qui est mon équipe, j’ai mis en place Notion pour gérer l’ensemble des demandes entrantes. Notion est un outil en ligne à multiple facettes qui peut être utilisé pour la prise de notes, la centralisation et le partage de connaissances, et encore pour la gestion de projet. L’idée est de créer une base de connaissance centrale avec multicritères (pour chaque projet on y associe : statut, UX researchers affectés, dates, durée nécessaire, etc) qui peut être appelée sur différentes pages avec différentes vues : timeline, filtrée par UX researcher, par statut… tout est possible.
Dès lors, les membres de l’équipe suivent leurs projets, alimentent la base de donnée, et à l’aide de communications régulières, font en sorte que cette mécanique bien huilée tourne sans trop de pics de charge ou moments de stand by.
Pour assurer une qualité des études et des délais, nous avons également deux project managers dans l’équipe (coucou Emilie & Paul-Aimé <3), qui suivent les UX researchers au fil de l’eau, les aident, les challengent et s’assurent que les projets s’enchaînent de manière fluide. Il y a selon moi beaucoup de sens à créer des binômes entre UX researchers / avec des project managers et à leur permettre de monter en compétence auprès de collègues plus expérimentés. Plus généralement, le métier est encore jeune, et nous gagnons beaucoup à partager tous ensemble nos bonnes pratiques et à apprendre des uns et des autres. C’est également une demande très courante que je retrouve auprès de chacun des membres de mon équipe : répondre au besoin de proximité, de curiosité et d’apprentissage, tout en ayant une charge de travail raisonnable et des projets stimulants.
Et au delà de la gestion de projet purement opérationnelle ? J’aimerais que tu nous partages la bonne recette pour construire une équipe ? Comment faire en sorte que les membres d’une équipe s’épanouissent et trouvent ce qu’ils attendent dans leur travail ?
Ben en fait il n’y a pas de recette de cuisine bien définie pour répondre à ces questions, il n’y a pas d’outils miracles qui nous donnent les clés pour devenir un bon manager. Souvent, j’ai entendu dire qu’un bon manager est quelqu’un d’empathique - oui, d’accord, mais pas que. Il y a selon moi d’autres éléments qui peuvent directement être transposés de l’UX research et qui, quand ils sont bien employés, peuvent aider à amener de la lumière sur quand écouter, comment communiquer, comprendre & accompagner. J’utilise beaucoup les principes UXr dans mon management.
Est-ce que tu pourrais être un peu plus précise ?
Écouter l’utilisateur. Un des fondements principaux de l’UX, c’est l’utilisateur. Quand ce dernier est de bonne volonté, comme dans le cadre d’un test utilisateur où iel va être rémunéré en fin de test, il sera rarement le problème. L’interface ou le produit évalué doit être repensé pour mieux répondre à ses attentes, ses réflexes d’usage, sa manière de penser. Pour cela, ce qu’on apprend en tant que chercheur, c’est d’écouter.
Je suis convaincue que ce même principe est applicable dans le cadre du management, et ce à différents moments -
Recrutement
Dans le cadre de mes recrutements par exemple, j’applique tout bonnement les bonnes pratiques d’un test utilisateur modéré : quand j’explique au candidat le déroulé de l’entretien, quand je le laisse se présenter, quand nous parlons de sa compréhension du poste, j’essaie en somme de comprendre en fil rouge les motivations intrinsèques de la personne, ses incompréhensions et ses peurs, via des relances neutres et dépourvues de jugement.
“Qu’est-ce qui t’a amené à t’orienter dans ce domaine ?” “Pourquoi ?” “Qu’est-ce que tu as compris du poste que nous proposons ?” “Qu’est-ce qui pourrait te plaire ou au contraire te déplaire dans ce que je te décris des missions ?”
J’annonce très rapidement la couleur : dans le cadre de cet entretien, je vais essayer de comprendre si la personne pourrait correspondre au poste, mais également si le poste pourrait correspondre à la personne. Et de fait, je n’ai en aucun cas intérêt à ce que les réponses du candidat soient trop biaisées par le contexte de l’entretien - recruter quelqu’un, c’est s’engager à l’accompagner sur un bout de son chemin professionnel vers une forme d’épanouissement. Dès lors, j’évite à tout prix les biais de discours, et je laisse la personne s’exprimer et être au coeur de l’entretien, tout en lui donnant les clés pour comprendre si le poste est fait pour elle. Il m’est arrivé plusieurs fois de conclure l’entretien sur une forme de coaching vers un autre type de poste ou un autre domaine (UX design par exemple).
En bref, écouter un candidat en évitant des biais de jugement est un bon moyen de se décentrer sur nos propres attentes en tant que recruteur et avoir des personnalités variées et enrichissantes pour l’équipe.
Quels autres outils utilises-tu en rapport avec l’UXR ?
Bon je ne t’étonnerai pas en te disant que j’ai mis en place des 1-to-1 (ou entretiens en seul à seul pour les non anglophones) - c’est l’outil de base d’un manager. Mais je pense que là aussi l’UXr peut grandement aider.
Mon parallèle avec la recherche est le suivant : une recherche utilisateur n’a de sens que si elle est régulière et que les retours sont consignés et pris en compte. Ca peut paraître tout bête, mais ces deux principes sont parfois mal respectés -
- établir un rendez-vous régulier (pour ma part 30” une fois toutes les deux semaines) me permet d’avoir une prise de température régulière sur le moral des membres de mon équipe, tout en leur laissant la possibilité de me faire remonter rapidement des problèmes émergeants.
- Ces mêmes problèmes sont eux-mêmes notés et suivis dans le temps pour pouvoir y apporter des solutions au fil de l’eau. L’équipe sait que je les soutiendrai quoiqu’il arrive et qu’ils peuvent me faire remonter n’importe quoi, je les écouterai sans jugement.
J’organise mes autres réunions autour, en leur mettant la priorité, sans jamais annuler sauf cas de force majeur.
Tu es disponible pour eux d’accord, c’est souvent fois assez rare d’avoir un rapport très transparent entre employé et manageur, lors de tes échanges avec eux tu ne crains pas qu’ils te partagent pas réeellement leur frustrations par peur de decevoir, blesser ou manque de confiance ?
Si !! c’est d’ailleurs un des biais cognitifs majeurs contre lesquels on lutte quand on fait de la recherche modérée.
C’est vrai, dans le cadre hiérarchique, je représente une figure d’autorité et beaucoup ne souhaitent pas me décevoir, d’autant plus qu’on a une très bonne relation de travail. Quid d’un discours orienté positivement, qui cacherait des frustrations plus profondes ? Bon pour ça, je dois vous avouer que j’ai dû ravaler l’envie d’être dans une dynamique de premier plan en observation proche.
La solution ça a été la suivante : nous avons mis en place une réunion qui se tient tous les mois/deux mois dans laquelle seuls les UX researchers sont conviés, sans lead ni managers : ils discutent ensemble des dernières frustrations rencontrées, échangent leur ressenti, et discutent de potentielles solutions qu’ils pourraient mettre en place collectivement. Peu de temps après, je reçois un compte-rendu de cette réunion, de manière anonymisée, avec une liste des principaux problèmes relevés et leur criticité.
Comme cela, j’ai pu détecter une surcharge collective des équipes à un moment donné, qui m’a permis de repenser la manière dont nous gérions le temps du côté du suivi de projet. Dernièrement, j’ai également appris que je ne faisais pas assez de retours critiques positifs sur le travail de l’équipe - ça m’a amenée à être plus consciente sur mes méthodes de communication post projet avec chacune des personnes concernées.
Là nous arrivons sur l’une des qualités de manageurs c’est la prise de recul sur soi-même quand il est nécessaire c’est bien ça ?
Oui c’est ce qui m’amène à un autre aspect du travail d’UX researcher que j’applique dans mon quotidien : la remise en question. L’utilisateur est très rarement à l’origine d’un problème - et j’ai un avis qui pourra faire débat : je considère la même chose des collaborateurs. Il y a toujours des raisons derrière le fait qu’un collaborateur puisse se montrer contre-productif ou perturbateur. Ces raisons peuvent être liées à son contexte personnel, sur lequel nous n’avons pas d’influence; mais pas que. Tout l’enjeu d’un bon manager est de comprendre les frustrations de son équipe, comprendre les leviers de motivation, mettre des solutions en face, et ne pas avoir peur de se vexer dans l’affaire.
Dans beaucoup de cas, les démissions sont liées à un mauvais management - et on couvre le manager parce que l’employé n’était pas “un bon fit”. Mais le manager concerné se pose-t-il seulement la question du “pourquoi” ? J’ai eu moi-même des échecs de management, des personnes avec qui la communication ne passait pas. Il n’y avait aucun intérêt pour moi à rejeter la faute sur la personne - j’ai mis en place tous les outils que j’avais à disposition pour solutionner la situation, ça n’a pas marché, bien, j’ai essayé. Mais je garde ces expériences comme des échecs personnels; qui resteront enrichissantes pour la suite, et face auxquelles je serai mieux préparée à l’avenir.
De la même manière que toi tu te remets en question, est-ce que c’est quelque chose que tu demandes à ton équipe ?
Oui, mais d’une autre manière.
Reprenons la métaphore sur l’UXr - lors d’une présentation des résultats d’une étude, on ne se contente pas de décrire le problème UX rencontré : on l’explique, on l’interprète et on aide notre donneur d’ordre à trouver les meilleures solutions à ce même problème. Evidemment, ça ne marche pas du tout quand les personnes impliquées sont réfractaires ou peu à l’écoute. Dans le cadre du management, je tends à présenter les axes d’amélioration à mes équipes de manière intelligible, avec des solutions concrètes ou a minima des pistes de solutions. En retour, j’attends d’eux de prendre ces retours en compte et de les réfléchir avec moi - c’est à plusieurs cerveaux qu’on trouve les meilleures solutions.
De même, en prenant du recul et en les laissant autonomes, j’attends d’eux d’être spontanément critiques envers leur travail et leur quotidien pour faire émerger des idées et pour les développer. Il n’y a pas un canevas prédéfini pour être un bon UX researcher, ni pour savoir comment s’épanouir dans son métier; mon rôle est d’accompagner mon équipe dans la quête du mieux, sans jamais leur imposer une manière de faire, et en les aidant à trouver les leviers pour se sentir heureux là où ils sont.
Là tu viens de nous parler de ton quotidien, c’est aujourd’hui - selon toi, quel est le futur du marché de l’UXR et comment cela pourrait impacter les UXR ? Parce que selon moi, comme tu le disais ce n’est plus l’époque pour convaincre de faire de la recherche, mais il y aujourd’hui plutôt un enjeu sur l’archivage de tous les TU, est-ce que ton côté tu as le même ressenti ?
Oui, je pense que ça va être une problématique majeure dans le milieu de l’UX research : comment capitaliser sur les recherches conduites dans le temps ? La question est d’autant plus importante que les demandes vont croître, des parcours vont être testés à répétition, beaucoup de conclusions vont être tirées - donner de la cohérence à cette quantité de données risque d’être particulièrement complexe. La solution dont tout le monde parle est l’atomic research, une méthodologie d'organisation de données de recherches utilisateur, créée dans le but d'archiver, croiser et partager les résultats d'études. Ca aide à faciliter la prise en compte de la recherche dans le temps - mais le fait est qu’il n’y a pas d’outil universel pour la mise en place de cette méthodologie. Cela dépend de beaucoup de paramètres : les études déjà réalisées, le nombre de parcours et de produits, le type de méthodologies utilisées… Et utiliser cette méthodologie demande un travail conséquent à la fois de mise en place et de maintenance - pour lequel les UX researchers, et notamment les leads, sont attendus au tournant. Le sujet est sur la table actuellement, et c’est dire : aujourd’hui la plupart de nos clients se posent la question de cette prochaine étape dans leur méthodologie.
Une des questions que je me pose également aujourd’hui, c’est l’évolution des membres de mon équipe.
C’est aussi une question que je me pose en travaillant moi-même dans l’UXR, toi comment tu voies les possibilités d’évolution dans le domaine ?
Une des frustrations que j’ai pu rencontrer, c’est le fait de ne pas pouvoir proposer des évolutions de carrière évidentes pour les membres de mon équipe. Aujourd’hui, une fois les méthodologies de recherches connues et maîtrisées, les UX researchers sont cantonnés à une certaine forme de routine rythmée par les demandes entrantes. Pourtant, beaucoup d’entre eux sont animés par une belle curiosité et une envie d’apprendre de nouvelles choses. Les évolutions de carrière qu’on peut observer sur des pays plus matures sont les suivantes :
- Spécialisation dans une méthodologie donnée (quali ou quanti)
- UX researcher lead ou UX researcher manager
- tous les métiers connexes de l’UX : UX designer, UX writer, Product Owner…
- UX researcher ops (on en parlait, eux gèrent toute l’organisation de la donnée et les projets entrants)
Chacun de ces métiers sont passionnants mais laissent finalement peu d’options à un UX researcher qui cherche à diversifier son quotidien, ou qui ne sait pas exactement ce qu’iel souhaite faire à l’avenir.
Pour contre-balancer cet écueil, j’essaie d’accompagner les membres de mon équipe dans une introspection personnelle : qu’est-ce qui leur plaît actuellement dans leur métier ? Qu’est-ce qu’ils souhaiteraient garder absolument dans leur futur ? De là, on peut tirer le fil de la réflexion et les laisser évoluer autour. Si je prends mon exemple, c’est le fait de rendre service qui me fait vibrer - pas étonnant que j’atterrisse en UX research… mais de fait le management me correspond parfaitement et je ne le lâcherais pour rien au monde; et je garderais cet aspect si je changeais de domaine.
Aurais-tu un dernier message à faire passer à nos auditrices et auditrices ?
Pour celles et ceux qui se lancent dans l’UX research ou qui y sont déjà, et qui ont peur de se sentir enfermés ou trop spécialisés : on pourrait atterrir un peu n’importe où et s’épanouir professionnellement tant que nos leviers de motivation sont nourris - en s’ouvrant encore plus la tête, on peut se rendre compte que toutes nos qualités d’UX researcher peuvent être appliquées un peu partout. Au même titre que moi, je les applique dans mon management, d’autres pourraient les utiliser dans le game design, les musées et la culture, la politique & le militantisme, la création artistique… Il n’y a pas de limite 🙂